HUYGENS Christiaan

(1629 -1695)

Christiaan Huygens n’a pas, aujourd’hui, la célébrité qu’il mérite. Il fut en son temps la référence vivante de la physique, dont l’apparition comme discipline autonome dans l’enseignement coïncide avec sa mort. Ce qui reste de son énorme correspondance permet de mesurer la raison et l’étendue de son influence. Les traités qui sont sortis de ses mains demeurent des modèles, dignes de l’anthologie de la science positive. Il l’a dit lui-même: il estimait moins l’invention que la possibilité d’en rendre raison. D’où son absence de hâte à proclamer ses découvertes, ses délais de publication, son souci d’imiter Euclide et Archimède dans la voie déductive.

Supérieurement doué, Huygens maniait avec élégance la technique mathématique pénible que l’algèbre n’informait encore que superficiellement, et il eut une influence décisive sur Leibniz.

Mais, s’il était "géomètre", il goûtait davantage la méditation des faits que la spéculation abstraite, et la fécondité de ses recherches fut considérable.

Il sut domestiquer de deux manières différentes l’oscillation du pendule et bouleversa la technique de la mesure du temps. Il inspira à Denis Papin une enquête expérimentale systématique concernant le vide, recueillit les dernières suggestions de Pascal et réalisa la première machine à feu; il enrichit l’optique théorique et instrumentale; il entendit sur les marches de l’escalier du parc de Chantilly l’amplification du bruit des jets d’eau et sut en déduire à la fois le phénomène de résonance et l’existence de la longueur d’onde.

L’alliance de ses qualités est illustrée par les deux acquisitions majeures qu’il légua à la science théorique de son temps: d’une part, la réexpression de la loi galiléenne de la chute en termes propices à une conception énergétique de la puissance mécanique de la pesanteur; d’autre part, la notion de force centrifuge nécessaire à la dynamique circulaire.

Au soir de sa vie, Huygens a assisté à la naissance du calcul différentiel et intégral de Leibniz sans pouvoir se résoudre à y adhérer, comme il a assisté à la naissance de la mécanique newtonienne sans se résigner à accepter l’attraction. Il demeurait le géant d’une génération intermédiaire, et ses talents avaient été trop grands pour qu’il soit suffisamment sensible au rôle du langage dans le progrès de la science.

De l’éducation à la contestation

Christiaan Huygens naquit à La Haye. Deuxième des quatre fils d’un personnage aux dons multiples, il bénéficia d’une éducation exemplaire et d’un climat familial exceptionnel. Son père, Constantijn Huygens, était l’ami de Descartes et un correspondant assidu de Mersenne. C’est dans les œuvres de Descartes que Christiaan Huygens fit ses études scientifiques, sous la direction du fidèle disciple Frans van Schooten.

Sans souci d’établissement rapide, Huygens revint auprès des siens, à La Haye, poursuivre une réflexion personnelle sur ce qu’on lui avait enseigné, reprendre les recherches dont Mersenne lui avait ouvert les pistes avant de disparaître, conjuguer la participation au laboratoire familial (particulièrement orienté sur les instruments d’optique) avec un effort de critique rationnelle.

Ce fut une période d’intense activité, au cours de laquelle il jeta sur le papier l’ébauche de plusieurs des traités futurs. Dès 1652, les doutes sur la validité des règles de Descartes pour le choc des corps se firent jour en lui et se confirmèrent deux ans plus tard. Il se situa désormais en marge de la science cartésienne jusqu’à déclarer que Descartes abuse de la conjecture et de la fiction, jusqu’à comparer les Principes de la philosophie naturelle à un roman. Mais sa contestation conservait l’empreinte de l’information reçue et de la "méthode". "Sans poser de principe, écrit-il encore en 1654, il est impossible de rien démontrer."

Voyages et maturité

Constantijn Huygens désirait pour ses fils le complément de formation et l’ouverture d’esprit que donnent les séjours à l’étranger, et ses relations dans le milieu de la diplomatie lui donnaient des moyens puissants. Christiaan en profita à trois reprises (1655, 1660-1661, 1663-1664) et combla les vœux paternels.

En 1655, il n’arrivait pas à Paris les mains vides: il avait publié un petit traité remarquable sur la quadrature du cercle, et il était le premier à avoir observé un satellite de Saturne (Titan), grâce à la lunette construite à La Haye. Mais le milieu parisien lui apprit beaucoup. Il vit longuement Gassendi, l’astronome Ismaël Boulliau, le mathématicien Gilles Personne de Roberval. Il repartit informé sur les travaux de Girard Desargues, de Pascal et de Fermat, notamment sur les problèmes récents relatifs aux jeux de hasard.

C’est à ces problèmes qu’il s’appliqua à son tour avec succès, publiant un traité latin en 1657, Tractatus de ratiociniis in aleae ludo, puis sa traduction hollandaise en 1660. Il fit profiter de sa réflexion sur les mathématiques l’édition latine que F. van Schooten préparait de la Géométrie de Descartes. Mais c’est dans le domaine de l’astronomie et de la mécanique qu’il fit, au retour de son premier voyage, le travail le plus fécond.

Il construisit une nouvelle lunette qui lui permit d’observer la rotation de Saturne sur lui-même et l’"anneau" dont cet astre est entouré. En conjuguant l’expérience avec l’imagination, il étudia le pendule conique et le pendule oscillant entre deux lames courbes; en ce qui concerne ce dernier, il parvint à démontrer que des lames en forme de cycloïde assurent l’isochronisme rigoureux des oscillations. Il mit au point sa théorie du choc des corps et sa démonstration de la loi de la chute, grâce à l’emploi systématique du principe de relativité.

En l’accueillant pour la deuxième fois en 1660, Paris savait son mérite, mais Huygens y compléta ses contacts avec les savants français et y fut présenté au roi. Londres ne voulut pas être en reste; au cours d’un bref séjour, en 1661, il vit les principaux savants et on lui facilita l’observation du passage de Mercure devant le disque du Soleil.

De juin 1661 à avril 1663, Huygens travailla à nouveau à La Haye, à partir de la moisson faite à l’étranger; en mathématiques sur les logarithmes hyperboliques, en physique sur la mesure du temps, les tons de la musique et la division tempérée de la gamme, la machine pneumatique dont il avait vu un exemplaire chez Robert Boyle. Il construisit un oculaire remarquable et découvrit un phénomène curieux; ce phénomène, qui consiste dans le succès de l’expérience du tube de Torricelli lorsqu’on l’effectue dans le vide de la machine pneumatique avec un liquide qui y a préalablement séjourné, mettait en évidence l’insuffisance de la théorie de l’équilibre de la colonne barométrique et la nécessité d’avancer dans l’analyse de la constitution de la matière à l’échelle microscopique.

Le troisième voyage mit le savant aux prises avec des préoccupations plus terre à terre. Tandis que les essais d’utilisation en mer des horloges de Huygens lui créaient des difficultés financières avec la Royal Society à Londres, Colbert le comblait en France en mettant à sa disposition des moyens importants. Aussi revint-il à La Haye en juin 1664, à la fois préoccupé de mettre au point ses horloges marines, d’assurer la protection légale de son invention et davantage orienté vers la France.

Huygens académicien

C’est en grand seigneur de la science que Huygens fut accueilli à Paris le 21 avril 1666. Doté de la pension la plus élevée à l’Académie royale des sciences, nouvellement fondée, il était le seul à être logé à la Bibliothèque du roi, avec un appartement comportant un laboratoire particulier. La France n’eut pas à regretter ces libéralités exceptionnelles. L’Académie lui dut la contribution la plus efficace à l’orientation et à l’organisation méthodique de ses travaux, et c’est à Paris que Huygens élabora ses œuvres les plus marquantes.

De sa collaboration avec Adrien Auzout naît d’abord le perfectionnement des instruments d’observation et l’invention des dispositifs micrométriques nécessaires à l’astronomie de précision.

Le Traité des horloges paraît en 1673 sous la devise Experientia ac ratio et, en contact avec les techniciens, Huygens ne cesse de perfectionner les mécanismes d’échappement transférant aux ressorts spiraux les propriétés d’isochronisme du pendule cycloïdal.

Il publie les règles du choc élastique et, prenant une place éminente dans les discussions sur la cause de la pesanteur, il donne corps à la fiction cartésienne des tourbillons par la réalité de la force centrifuge. Il fait construire de nouvelles machines pneumatiques et multiplie avec Denis Papin les expériences sous le vide. Il informe ses collègues français des travaux effectués en Angleterre, de James Gregory sur les quadratures circulaires et hyperboliques, de Newton sur les couleurs.

La théorie de la lumière le retient cependant d’une autre manière que Newton, parce qu’il est le premier à expérimenter la double réfraction du spath d’Islande et que ce phénomène lui interdit de se confier à l’indice de réfraction avant d’avoir élucidé ce dont cet indice est le signe. Il découvre, en 1677, le principe des ondes enveloppes fondé sur la vitesse de propagation, tandis qu’éloigné de Paris par la maladie il apprend avec un grand retard les observations de Ole Römer sur les satellites de Jupiter, et ne peut que constater l’accord des données numériques qu’il possédait déjà avec celles du savant danois concernant la durée du trajet de la lumière. Son originalité pour l’explication de la réfraction ne lui sera pas néanmoins ôtée. Il perfectionne son microscope et le mode d’éclairage nécessaire à l’observation des coupes et des solutions biologiques. Il lance les naturalistes dans les recherches que l’instrument nouveau permet.

Il réunit ce qui est nécessaire pour un traité du magnétisme. Tant de travail n’allait pas sans nuire à sa santé, et à trois reprises la maladie l’oblige à regagner La Haye, où il se trouve au moment du changement de la politique française. La révocation de l’édit de Nantes, en 1685, met fin à ses possibilités de poursuivre son œuvre à Paris.

Il ne revint jamais en France.

Les dernières années

À part un voyage à Londres en 1689, Huygens ne quitta plus son pays natal. La correspondance scientifique qu’il entretint témoigne de sa présence active aux recherches et aux progrès des connaissances les plus diverses.

Des manuscrits rapportés de France, il tira, en 1690, deux ouvrages remarquables, son Traité de la lumière et un Discours de la cause de la pesanteur. Il eut la joie de correspondre avec Philippe de La Hire pour la publication, en 1693, des pièces les plus importantes qu’il avait données à l’Académie. Il prépara le manuscrit d’un volumineux traité de dioptrique et un essai de système du monde (Cosmotheoros) qui ne furent publiés qu’après sa mort.

Sa santé ne cessait de se détériorer. Il mourut à La Haye, refusant le ministère du pasteur.

L’homme et le savant

Cette impiété finale d’un aristocrate de la pensée et d’un privilégié de la société de son temps s’explique en définitive beaucoup mieux que son inlassable participation au travail des autres, que ses retards à poser les actes susceptibles d’assurer sa gloire.

La science rationnelle avait trouvé en lui un esprit supérieur, qui alliait l’appétit de démonstration avec un sens aiguisé de l’expérience et que ses intuitions les plus profondes détournaient de prendre parti dans les débats philosophiques avant d’avoir avancé suffisamment dans la connaissance des lois de la nature. Il avait trop mesuré la fragilité des systèmes pour ne pas donner la préférence à ce qui permet d’assurer au savoir des bases positives et concrètes, et c’est sans doute pourquoi la sélection de ses principes, particulièrement ceux auxquels l’avenir a donné les noms de relativité et de conservation de l’énergie, a traversé le temps.

C’est certainement aussi la raison pour laquelle le savant a pris tout en lui, empêchant peut-être l’achèvement de l’homme, mais léguant à l’humanité mieux qu’une mémoire personnelle : une contribution positive à la démarche de son savoir.

(CD Encyclopædia Universalis France, 1995)

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Mis à jour le: 11/02/04